Cedric Teisseire, Pièces détachées
Exposition personnelle, dans • La galerie et • Le château d’Espace à vendre, Nice

Pour sa première exposition monographique à Nice depuis 2008, Cédric Teisseire n’a rien perdu de son entreprise de déconstruction de la peinture qui passe avant tout par l’abandon des modes de production traditionnels du médium pour inventer mille autres manières de créer.

Sa pratique s’est même affinée au fil des années.

Ces Pièces détachées sont ces morceaux du temps qui se recollent, non pas comme un retour en arrière, mais plutôt comme le plaisir non dissimulé d’être exposé pour ce qu’il est avant tout, un artiste.

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Texte complet d’Eric Mangion, Juin 2024 :

Cédric Teisseire n’avait pas exposé en galerie à Nice de manière monographique depuis 2008, soit un bail comme on dit, une grande césure dans le temps. Nous nous étions habitués à ne voir plus que certaines de ses œuvres par-ci par-là dans des expositions collectives. Il faut dire que durant ces années il a donné une grande partie de son énergie à son poste d’enseignant à l’école d’art de Toulon, au 109 à Nice, et surtout à La Station dont il est le co-fondateur et toujours l’un de ses membres actifs. En assumant des missions de direction ou d’animation, il a forcément moins produit dans son atelier, moins voyagé, offrant une image de lui plus politique qu’artistique. Il était exposé sans exposer. Et puis, en 2022, la fin de son contrat avec la Ville de Nice pour la gestion artistique du 109 et l’invitation faite dans la foulée par la galerie Espace à Vendre ont fait tout d’un coup évoluer les choses, lui redonnant le désir de continuer à être artiste à part entière.

Ces Pièces détachées sont ces morceaux du temps qui se recollent, non pas comme un retour en arrière, mais comme le plaisir non dissimulé d’être exposé pour ce qu’il est avant tout, un artiste. Car, finalement, sa pratique n’a jamais disparu. Elle s’est même affinée. Il reste bien sûr le socle de son travail depuis ses années étudiantes à la Villa Arson : cette entreprise de décloisonnement de la peinture qui passe avant tout par l’abandon de ses modes de production traditionnels pour inventer mille autres manières de créer.

Mais l’exposition est aussi et surtout un conglomérat de véritables pièces détachées. Bump It Up est ainsi une grande sculpture sphérique (250 cm de diamètre), composée de morceaux de pare-chocs récupérés dans une casse automobile puis assemblés autour d’un noyau en bois. Réalisé pour la première fois en septembre 2023, en pleine nature lors de la résidence Mi Project en Corse, l’objet impressionne par sa présence ambivalente, entre légèreté et massivité, plein et vide, artefact étrange issu à la fois du monde romanesque et visuel de Crash de J.G. Ballard puis de David Cronenberg, et des compositions baroques des peintures-objets de Franck Stella. Installée au centre de la galerie Espace à vendre (première salle) qui donne sur la rue Assalit (avec sa façade peinte en bleu de méthylène), Bump It Up est entourée de deux photos-peintures, là aussi au motif très sphérique, telles des cibles hypnotiques et flottantes aux couleurs bleutées. Récentes, ces œuvres intitulées Vicious Circle sont produites à partir de photos de paysages dont les lignes de pixels ont été étirées. On en trouve une troisième dans le château, la grande salle du fond de la galerie après la cour intérieure, installée comme un œil/regard qui vient ponctuer le parcours. Cet espace est en grande partie quadrillé par des cordes tendues entre les murs, un peu comme l’avait fait Marcel Duchamp en 1942 à New York lors d’une exposition dédiée au Surréalisme, et dont il était le scénographe. Pour Duchamp, il s’agissait à l’époque de déstabiliser la vue des visiteurs et des visiteuses, de « changer d’optique ». 

Dans cette même salle, entre ce jeu de cordes, on trouve Les Avatars, des feux arrière ou des phares automobiles passés au four à chaleur tournante, 220°c, pendant une quinzaine de minutes. La forme, la matière et la couleur s’anamorphosent, jusqu’à parfois dégouliner. Dans la galerie, ils sont présentés réunis de façon isocèle. « Ce travail m’est venu en observant les photographies du suisse Arnold Odermatt qui a photographié, entre autres, des véhicules incendiés où l’on voit ces accessoires fondus sur la carrosserie. J’ai été frappé par le caractère très pictural de ces images, de cette matière fondue et par les similitudes que j’y trouvais avec ma peinture. J’ai donc expérimenté plusieurs méthodes afin de les réaliser en atelier, l’enjeu étant de partir de l’intérêt suscité par une photographie pour en produire une forme directement influencée par cette image, de faire jaillir du cliché un objet pictural, comme une peinture de portrait ou de paysage d’après photographie. »

Une autre série, le 7e Continent, est constituée de peintures réalisées sur des mousses de protection de caisses d’emballage récupérées chez le transporteur Chenue. Cédric Teisseire peint celles-ci par couches successives avec des bombes aérosol également données par un grossiste. Les alvéoles de la mousse absorbent fortement les premières couches, ne laissant apparaître que des légers repentirs. Les halos circulaires que l’on voit sur ces Continents (le titre fait référence à cette gigantesque nappe de morceaux de plastique dans l’Océan Pacifique), et qui ressemblent à des soleils masqués par la brume, sont réalisés avec le capuchon de la bombe qui fait office de pochoir, donnant ainsi l’impression d’un paysage abstrait, à l’instar des fameuses vues de Londres par J. M. W. Turner. De la colle chaude ou de l’encre d’imprimeur (encore récupérées auprès d’entreprises) viennent parfois se mélanger à la peinture dans une déclinaison de paysages. 

Moins attractive au premier regard, et certainement plus légère, est l’œuvre du même ensemble intitulé Fragments du Confort Moderne. Elle est composée de milliers de copeaux d’acrylique que le centre d’art éponyme de Poitiers avait collecté en grattant une peinture murale de 25m2 que Cédric Teisseire a réalisé sur place en 2006. Une fois rendus, au lieu de les jeter, l’artiste les a conservés puis réutilisés dans un geste malicieux, les stockant dans un cadre vitré, réduits à peu de choses et à peu de place. Il en est de même pour les Tamis, qui portent le nom de ce qu’ils sont, réalisés par série de trois, avec les fonds de vieux pots de peinture. Cette dernière traverse les grilles des trois objets superposés, se répartissant au hasard de la chute.


Pour la suite des œuvres présentées, il pourrait être question de canoë-kayak suspendu, d’un travail in situ dans la cour intérieure sur les fissures de la façade du château, d’autres paysages des séries Blur ou From outer space. Qu’importe, puisque l’exposition Pièces détachées est avant tout basée sur la mise en évidence d’une méthode de travail, d’une économie de moyens que Cédric Teisseire a mise en place depuis des années, selon le vieil adage, « rien ne se perd et tout se transforme ». Mais surtout, de façon plus esthétique, tout son art n’est que liens et rebonds entre ses œuvres. Une de ses dernières peintures (le titre n’est pas encore défini et elle ne sera pas montrée à l’Espace à vendre) est ainsi conçue avec une bâche en plastique utilisée il y a quelques mois pour protéger le sol de La Station lors d’un montage d’exposition. Mise à la verticale sur une toile et renversée de l’extérieur vers l’intérieur (la surface faisant face à la toile), la bâche bénéficie désormais d’un autre statut. Il y a quelques années, il écrivait : « j’ai toujours eu la volonté de ne pas mettre en avant la peinture ou le tableau mais le mode de fabrication et le processus d’élaboration qui conditionnent la physionomie finale ». Tout était déjà dit.