Avec ses orages noirs, ses nappes de brume enveloppantes, ses marécages gelés, ses sommets enneigés, ses herbes ondoyantes au gré du vent et ses énigmatiques roches millénaires, l’univers plastique d’Eglé Vismanté convoque la mémoire géographique et culturelle des pays baltes. Née en Lituanie, la jeune artiste nourrit son travail de son lien à la nature et des légendes païennes qui ont bercé son enfance, dans lesquelles les pierres ou les lacs sont considérés comme des entités capables de se mouvoir, d’enfanter, de souffrir et même de faire le mal. Bouleversant les limites entre le vivant et l’inerte, le réel et l’imaginaire, ces récits mythologiques ancrés dans la croyance en une nature toute-puissante croisent dans la pratique d’Eglé Vismanté des problématiques actuelles tout aussi inquiétantes comme celle de l’Anthropocène. On y trouve, en effet, la trace indélébile des activités humaines sur l’environnement sous la forme d’inquiétantes zones urbaines contaminées, de pluies acides, de bombardements et de projectiles en feu, de forêts calcinées et de ruines désolées, tandis que de rares figures saisies dans l’instant de la chute donnent à certaines de ces images un aspect postapocalyptique. 

Si l’idéal du Sublime, cher à la peinture de paysage du XIXe siècle, est mis en crise par ce retour de réel marqué par l’effondrement du monde industriel, les paysages d’Eglé Vismanté se situent néanmoins dans une dimension onirique impénétrable qui emprunte à la beauté tragique et au mystère des plans cinématographiques du Tarkovski de Nostalghia. Il n’est sans doute pas anodin que la jeune artiste installée en France depuis une dizaine d’année se réfère au premier film d’exil du réalisateur russe, tourné en Italie.

Empreints de mélancolie et de mutisme donc, les paysages mentaux d’Eglé Vismanté explorent des émotions enfouies qui passent cependant par le corps puisqu’ils ont été au préalable parcourus. En effet, le rapport de l’artiste à la nature passe d’abord par la randonnée et par les éléments qu’elle glane : mousses, lichens, branches, pierres et stalactites. De retour dans l’atelier, elle produit de grands dessins et réalise des cyanotypes qui tentent de traduire sa connexion particulière au paysage. Dessins et cyanotypes contrastent par leurs couleurs et leurs propriétés matérielles : respectivement noirs et bleus, les premiers, qui mélangent fusain, pierre noire, encre de Chine et peinture, sont ténébreux et opaques, alors que les seconds jouent de la transparence et gardent une forme d’évidence photographique. Leur registre même trahit leur différence : si les dessins sondent des paysages imaginaires hors d’atteinte, les cyanotypes restituent des textures ou des formes réelles de roches mais qui tendent paradoxalement vers la désubstantialisation. Ils portent d’ailleurs le titre de Fantômes de pierre. Le dessin, qui est à la base de la pratique de l’artiste, ne cède jamais à la dextérité ni à la séduction de la mimesis, il intègre le flou, des taches, des zones obscures ou encore des traces d’effacement. Quant aux cyanotypes, ils sont soumis à des virages au thé vert, à la soude ou au café qui leur donnent un grain et une imprécision assez proche du dessin. Entre les deux, l’esprit circule, celui du regardeur mais peut-être aussi celui de la Planète que l’Homme a bafouée et avec laquelle Eglé Vismanté nous invite à nous connecter dans une tentative poétique de réenchantement. Il faut alors fermer les yeux pour ressentir cette odeur particulière de la terre après la pluie, le pétrichor issu des échanges entre le végétal et le minéral, ce sang des pierres intimement lié aux forces souterraines de la nature auxquelles des contes lointains donnaient la primeur dans un espace-temps où l’homme n’était pas encore au centre du monde.

Catherine Macchi

(avec le concours de la musique d’Arvo Pärt)

Exposition du 30 mars au 22 juin 2023
à l’espace culturel Niki de Saint Phalle
Collège Port Lympia
31, bvd Stalingrad 06300 NICE