1969 : les 21 et 22 septembre, Dan Graham réalise – dans les environs de Halifax en Nouvelle- Écosse – Sunset to Sunrise, une série de 160 photographies couleur qui constitue autant de variations d’un ciel nuageux ; en novembre, Simon & Garfunkel enregistrent en studio leur dernier album commun, Bridge over Troubled Water. Les récentes peintures de Jérôme Robbe, rassemblées sous le titre générique « L’Air de rien », pourraient s’inscrire entre ces deux éléments : l’aube, le crépuscule et l’océan. Entre, car il ne s’agit ni de la représentation d’un ciel, ni de celle d’un océan. Entre [également] une œuvre – Sunset to Sunrise – et la vie d’une œuvre, puisque Bridge over Troubled Water fait référence à la reprise de la chanson de Simon & Garfunkel par Johnny Cash qui donne son titre à l’exposition. Ainsi, à la suite de Robert Rauschenberg, Jérôme Robbe pourrait dire à propos de son œuvre : « La peinture est liée à la fois à l’art et à la vie. On ne peut fabriquer ni l’un ni l’autre. (J’essaie d’agir dans le fossé qui les sépare.)1 » C’est bien de cet écart dont il est question ici, écart qui faisait déjà dire à l’artiste, à propos de [son installation] AM / PM (2011) : « Le nom de la pièce, qui renvoie au temps universel, se joue aussi de cette chose-là, de ce temps du quotidien et de ce temps de vie.2 » entendre, le temps de la peinture. À l’image de la banquise du musée Chagall qui faisait volontiers écho à La Mer de glace (c. 1823/24), l’ensemble des tableaux présentés à l’Espace à Vendre trouvent leurs racines dans Le Voyageur contemplant une mer de nuages (c. 1818) du même Caspar David Friedrich. Dans les deux cas, la tradition romantique semble animer Jérôme Robbe. Pourtant, aucune de ses peintures ne semble vouloir rivaliser avec celles du père du romantisme allemand. Là où l’artiste postmoderne jouerait la carte de l’écart inframince avec le modèle original, Jérôme Robbe se déplace à l’intérieur de son champ – la peinture – et de son histoire. Si pour le premier, il est avant tout question de sujet et d’objet, pour Robbe, il s’agit d’interroger un médium, c’est-à-dire mettre en jeu le geste, le fond et la forme. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard, si le processus créatif de AM / PM faisait à ce point écho au dripping de Jackson Pollock. Toile que Harold Rosenberg, théoricien de l’Action Painting, comparait à une arène : « Pour chaque Américain, il arriva un moment où la toile lui apparut comme une arène offerte à son action – plutôt qu’un espace où reproduire, recréer, analyser ou «exprimer» un objet réel ou imaginaire. Ce qui devait passer sur la toile n’était pas une image, mais une action.3 » Travaillées à plat, les peintures de la série « L’Air de rien » n’ont pas été foulées par l’artiste. Pour autant, elles s’inscrivent dans l’héritage du modernisme américain à travers l’utilisation du all over qui incite le spectateur à entrer dans le tableau. Leurs surfaces miroitantes renverraient quant à elles aussi bien aux White Paintings (1950), Solstice et Soundings (1968), c’est-à-dire à la jeunesse de Rauschenberg, qu’aux séries de la maturité Borealis (1990) et Night Shade (1991) dont les œuvres blanches et réfléchissantes ou celles en plexi, cuivre et aluminium intègrent, dans le tableau, à la fois l’image, la présence du spectateur et l’espace environnant. Les surfaces bleutées, argentées et cuivrées, mates et/ou brillantes des peintures de Jérôme Robbe évoquent autant la condensation de la vapeur d’eau sur une vitre, le lit d’un ruisseau qu’une image atmosphérique. Le caractère réfléchissant des tableaux piège le regardeur à la surface de l’œuvre dans des apparitions plus ou moins fantomatiques voire déformées par les ondulations du support. Si la référence initiale est celle d’un ciel ou d’une surface aqueuse les nombreuses couches de vernis jouent sur la déperdition dans la représentation, créant une impression d’inquiétante étrangeté. Ainsi, les peintures récentes de Robbe se situeraient entre une tradition moderniste de l’absolu de l’art, libéré de toute référence externe : en tant que pur traitement d’un matériau spécifique et la rupture avec cette tradition opérée par Rauschenberg qui s’oppose à toute forme d’autonomie de l’œuvre. De cet art absolu dont la pensée s’observe dès le premier romantisme à l’art comme image du monde, Jérôme Robbe semble avoir opéré une synthèse.